Quelques réflexions socio-économiques sur le masque

Article proposé par José Kobielski – Chercheur  associé à Ethics EA7446

Le 26/08/2020, la revue « The Economist » reprenait les résultats d’une étude réalisée par Goldman Sachs : « Une augmentation de 15 points de pourcentage de la proportion de population qui porterait le masque réduirait l’augmentation de cas [de covid19] d’un point de pourcentage. Cela rendrait inutile des mesures de confinement qui, sinon, soustrairaient près de 5% du PIB […) Un américain qui porte un masque pendant une journée permet d’éviter une baisse de PIB de $56.14 ».

Les décimales font sourire… Mais la revue de conclure : pas mal pour un accessoire que vous pouvez acheter pour 50 cents. Faut-il alors distribuer des masques gratuits ? Les subventionner ?

Porter le masque présente un effet positif en réduisant la diffusion de la pandémie. Mais positif pour qui ?

En portant le masque, je réduis mon risque de contamination : je me protège. Mon calcul est simple : je compare mon coût (le prix du masque, les désagréments associés à son port) à mon avantage. Ce dernier dépend de mon attitude vis-à-vis du risque, attitude qui dépend elle-même de mon âge, de mon état de santé, de mon sexe, de mon environnement de travail ou familial. L’effet de l’âge, par exemple, est documenté : sur 1000 personnes de moins de 50 ans, infectées par le virus, très peu mourront. Mais au-delà de 75 ans, 116 décèderont.[1]

En portant le masque, je réduis mon risque de contamination mais aussi celui d’autres personnes. L’avantage social du port du masque se décompose ainsi en deux parties : le bénéfice pour moi, un bénéfice pour les autres. Cette différence entre avantage privé et avantage social est une externalité positive. C’est un cas classique de « défaillance du marché » (je devrais être plus rigoureux que je le suis dans le port du masque, adopter une attitude moins risquée du point de vue social) qui peut justifier une intervention publique. S’agissant d’une « externalité de grand nombre » la solution Coasienne d’un « marchandage » semble impraticable en pareille circonstance. Reste donc « l’Etat » (si l’on considère que les règles publiques fixent aussi l’application des principes de responsabilité).

Mais y a-t-il vraiment externalité ? Faut-il intervenir ?

Imaginons d’abord que je sois parfaitement altruiste. Dans ma fonction d’utilité l’état de santé de n’importe quel individu a autant d’importance que mon propre état de santé. Alors j’intègre l’avantage des autres (du fait que je porte le masque) dans mon avantage personnel et il n’y a plus de divergence entre avantage social et avantage privé ; donc plus d’effet externe. De quoi l’Etat se mêle -t-il ?

Nous ne sommes pas tous altruistes, pas à ce point en tout cas. Subsiste donc une externalité. Mais est-elle pertinente ? Conduit-elle vraiment à une situation infra-optimale ? Porter le masque est un bien. Il existe donc une demande (disons D) pour ce bien. Cette demande transcrit l’avantage marginal privé (AmgP) de l’ensemble des individus (du moins de ceux qui pensent que c’est un bien pour eux).  Sur l’axe horizontal, noté Q, nous portons le nombre (ou la proportion) de ces individus porteurs du masque (si l’on préfère, le nombre de masques portés). L’axe vertical, labellisé P, n’est pas un prix mais une évaluation monétaire des avantages et coûts marginaux. Par exemple la hauteur AQe indique la valeur attachée à la Qe ième unité par ceux qui portent le masque. L’avantage marginal externe dont profitent les autres, éventuellement non-porteurs, est d’autant plus faible que le nombre de porteurs croît. En d’autres termes, si tout le monde sauf moi est porteur, ma probabilité de contamination est faible. Elle est un peu plus élevée si nous sommes deux non-porteurs ; etc. Il y a donc un avantage marginal social (AmgS) qui tend à rejoindre l’avantage marginal privé (D) au fur et à mesure qu’augmente le nombre de porteurs. Disons qu’au-delà d’un nombre de porteurs Q1 nous avons AmgS = D.

Y-a-t-il une externalité ? Cela dépend du coût marginal social, ici noté S. Une externalité pertinente doit provoquer une divergence entre grandeurs privées et sociales au voisinage de l’équilibre.

Pour un nombre de porteurs supérieur ou égal à Q1 il n’y a plus d’avantage externe. Si le coût marginal (privé et social) est donné par S, Qe individus seront porteurs, ce qui est infra-optimal (Q0 > Qe serait souhaitable). Il y a alors place (par exemple) pour une subvention aux demandeurs (techniquement, qui déplacerait D en sorte que son intersection avec S se fasse en Q0). Gloire au calculateur bénévole et omniscient qui connait la distance AB !

Mais si la fonction de coût marginal (privé et social) est S’, il n’y a plus d’effet externe pertinent. La libre initiative des agents résout le problème. Pourquoi l’Etat devrait-il intervenir ?

Admettons qu’il y ait une externalité pertinente. L’Etat doit-il intervenir ? La présence d’une externalité n’implique pas en soi l’intervention publique pour une raison évidente : la plupart de nos actions créent des effets externes. Je n’apprécie pas votre piercing, ni la couleur de votre cravate. Doit-on vous taxer pour autant ? Ou subventionner votre achat de parfum au prétexte que je l’apprécie ? Résorber ces petites externalités aurait des coûts substantiels, y compris en administration publique. Il est parfois préférable de laisser subsister l’effet externe.

Porter le masque crée une externalité positive ; ne pas le porter crée une externalité négative. Il est possible que cette externalité négative ne relève pas de la catégorie « petite externalité ». Après tout, on encourt un risque mortel. Néanmoins une activité risquée devient de plus en plus coûteuse au gré du développement de la pandémie, ce qui incite au port du masque.

L’obligation du port du masque est le résultat d’une décision publique. Dans un article provocateur, Donald J. Boudreaux[2] suggère une approche individualiste laissant à chacun la possibilité de choisir son mode et niveau de protection selon sa perception des risques de contamination.

Finalement, l’Etat peut imposer au nom des externalités des normes dans tous les aspects de notre vie quotidienne : alimentation, sécurité routière, etc. Or l’action publique est elle-même productrice d’externalités. Si l’Etat oblige Dupond, motard anarchiste, à porter un casque, il réduit son bien-être. On a beau être anarchiste on en est pas moins sociétaire…

Savoir si le port du masque, le confinement, maintenant le vaccin, sont de « bonnes » mesures de lutte contre la pandémie, comme la place de l’Etat (lato sensu) dans cette affaire, reste une question ambigüe. Car il ne s’agit pas de savoir si le masque (par exemple) « ça marche ». Mais de savoir si c’est la meilleure mesure au regard des coûts qu’elle engendre.

« Epidemiologists have no expertise in weighting health benefits against other costs. Economics is the science that deals with evaluating tradeoffs between costs and benefits ».[3]

[1] S. Mallapaty : « The coronavirus is most deadly if you are older and male – new data reveal the risks. Nature, 2020, 585 ; 16-17.

[2] Donald J. Boudreaux : » Coase and COVID : the individualized option », American Institute for Economic Research, sept. 14 ; 2020.

[3] Peter Boettke & Benjamin Powell : « The Political Economy of the COVID-19 Pandemic ». Southern Economic Journal, Vol. 87. N°4, April 2021. pp. 1090.