Le projet “French Nudge Project”
NUDGE – normativités non juridiques et politiques publiques
Malik Bozzo-Rey, directeur de recherche à Ethics, Honorary Research Associate University College London.
Guillaume Tusseau, Professeur de droit public à l’École de droit de Sciences Po (EA 4461)
Ce projet entend interroger l’émergence de nouvelles formes de normativité qui partagent les caractéristiques d’être non-juridiques et non-coercitives tout en exerçant une influence sur le comportement des individus. Loin d’être anecdotiques, ces types de normativité sont de plus en plus intégrés dans l’élaboration des politiques publiques et dans la manière d’envisager les rapports entre les institutions sociales, politiques et économiques et les individus. Le concept de « nudge » (Sunstein & Thaler, 2008) est à ce titre paradigmatique. Il s’agit donc à la fois de comprendre les sources de ce changement, d’en saisir les implications et les présupposés conceptuels tout en analysant ses effets.
Trois axes de recherche sont ainsi proposés.
1. La législation indirecte au cœur de la normativité non-juridique ? (Généalogie)
Ce premier axe entend construire une possible généalogie du concept de nudge. A ce titre, étudier de manière précise ce que Bentham appelle la législation indirecte revêt un caractère novateur pour au moins deux raisons. La première est que peu de spécialistes de Bentham se sont penchés sur cette question (Engelman 2003, Laval 2006, Bozzo-Rey 2011 et Brunon-Ernst 2012) et la seconde est que personne n’a cherché à saisir les liens possibles entre le concept récent de nudge et celui de législation indirecte forgé par Bentham dans les années 1780. Bentham appelle législation indirecte une manière de façonner les comportements qui ne s’appuie pas sur la sanction pénale, autrement dit il cherche à penser une normativité non-juridique qui aurait pourtant le même effet sans son inconvénient principal : la douleur engendrée par la punition (Bentham 1802).
Ces deux approches semblent pourtant partager plusieurs points communs. Tous deux s’inscrivent dans une réflexion sur les meilleurs moyens d’influencer le comportement des individus au niveau sociétal ce qui implique l’élaboration de politiques publiques. Ils partagent également l’intérêt porté à la structure du raisonnement des individus qui aboutit à l’accomplissement d’une action spécifique. Enfin, dans les deux cas, il semble bien que la relation non pas avec l’architecture mais la liberté de choix, et donc la possibilité de manipulation, ne manque pas de soulever un certain nombre d’interrogations (Rebonato 2012 et White 2013) voire de contradictions au sein même de l’œuvre de Bentham (Laval 2011).
Ce travail généalogique nécessite une recherche qui se double d’un travail d’édition. En effet, le seul texte disponible sur la législation indirecte est se trouve dans la dernière partie, en français, des Principes du Code Pénal aussi reproduits dans les Traités de législation civile et pénale édités en 1802 par Etienne Dumont (puis re-traduits en anglais pour les Works of Jeremy Bentham édités par John Bowring en 1843). Les travaux du Centre Bentham (notamment 2010), nourris des principes éditoriaux établis par le Bentham Project (UCL, Londres), ont bien montré la nécessité de remonter aux sources manuscrites afin d’éviter toute erreur d’interprétation des éditions du XIXe siècle (Dumont et Bowring). Ce projet entend donc élaborer, à partir des manuscrits de Jeremy Bentham, la première édition (et traduction) complète et scientifique des écrits de Bentham sur la législation indirecte, qui donnera toute sa valeur à ce texte que Bentham souhaitait dans la continuité de ses ouvrages fondamentaux que sont l’Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1996 et 2010 pour la traduction française) et Of the Limits of the Penal Branch of Jurisprudence (2010).
Ceci n’est pas anodin et nous laisse supposer que la législation indirecte de Bentham ne peut être envisagée comme un dispositif de contrôle social que dans la mesure où celui-ci cherche à créer un cadre normatif qui va limiter le champ des actions possibles que peut accomplir l’individu, tout en se focalisant sur la prévention et l’identification a priori de l’adéquation à la norme. Si cette législation indirecte propose une lecture spécifique des dynamiques sociales et politiques, elle reste suffisamment imprécise pour nécessiter l’élaboration d’outils plus spécifiques dans les explorations contemporaines.
2. Quels outils pour penser les nouvelles formes de normativité ? « Nudge », architecture de choix et « Incentives » (Concepts)
Ce deuxième axe de recherches portera sur les développements contemporains les plus féconds permettant de pousser à un niveau plus avancé la réflexion sur ce que Bentham considérait comme des méthodes indirectes de modifications des comportements.
Plusieurs de ces développements sont liés aux travaux contemporains en économique comportementale qui ont mis en lumière les limites de la « rationalité » des choix individuels en matière de santé, alimentation, finance personnelle, etc (Fleuerbaey, 2013). Tablant largement sur ces travaux, Cass Sunstein et Richard Thaler ont articulé les bases d’un « paternalisme libertarien » qui justifie la mise en place de mesures visant à modeler les comportements des individus en utilisant des « nudges », des méthodes « douces » visant à modeler les prises de décisions des individus en les incitants à prendre de « meilleures » décisions. Ces mesures visent en fait à modeler l’architecture de choix structurant la prise de décisions des individus en les incitants fortement à prendre la meilleure décision pour eux sans toutefois les y forcer (Sunstein et Thaler, 2008). Selon eux, une telle approche permet un arbitrage satisfaisant entre l’amélioration des décisions individuelles et le respect de la liberté.
Ce deuxième axe vise tout d’abord à identifier et à cartographier les principaux concepts à l’œuvre dans un tel développement. Dans la littérature, une certaine ambiguïté règne dans l’utilisation de concepts de « paternalisme libertarien », « architectures de choix » et « incitants » et un travail conceptuel plus sophistiqué est requis. Ensuite, il s’agira de penser la portée et les limites d’un tel modèle reposant très largement sur le développement et l’impact de l’économie comportementale. L’une des facettes de ce deuxième axe consistera à évaluer la façon dont ces travaux redéfinissent nos principales théories portant sur la construction des politiques publiques, l’aménagement des marchés économiques et le management des organisations (privées et publiques).
Il s’agira enfin, en s’inspirant des travaux novateurs de Ruth Grant sur « the Ethics of Incentives », de penser les critères normatifs délimitant l’utilisation légitime de ces tentatives de modeler les comportements des individus (Grant 2012). Grant a suggéré, avec justesse, que si les nudges et manipulations des architectures de choix avaient l’avantage de représenter des modes non-paternalistes de modifications des comportements, ils pouvaient néanmoins représenter des formes de pouvoir dont la légitimité devait être interrogée. Quelles sont alors les conditions de légitimité d’un contrôle social sans recours au droit ? Autrement dit, comment penser la légitimité de politiques publiques instaurant et reposant sur ce type de normativité ?
3. Un nouveau dispositif d’élaboration des politiques publiques ? (Application)
Ce troisième axe explorera, en aval, les applications concrètes des nudges et architectures de choix dans des domaines particuliers de politiques publiques (notamment la santé, l’environnement, l’éducation et l’économie). Ces techniques de gouvernement, qui consistent à orienter, sans la contraindre de manière coercitive, la conduite des individus dans le sens de l’intérêt original, entendent s’appliquer à des sujets très divers allant de l’assurance maladie à la lutte contre le réchauffement climatique, en passant par la gestion de l’épargne individuelle, l’obésité, le don d’organe ou la retraite. Croisant les apports de l’éthique et de la sociologie de l’action publique, ce troisième axe pourra s’orienter dans deux directions distinctes mais néanmoins coordonnées.
Il s’agira premièrement, dans le cadre d’une sociologie cognitive des politiques publiques (Hall, 1993 ; Jobert et Muller, 1987 ; Sabatier et Jenkins-Smith, 1993) qui appréhende les idées comme variable explicative de l’action publique, d’examiner la circulation des théories comportementalistes au fondement de ces dispositifs et d’apprécier leur influence dans l’adoption de politiques empiriquement observables. Dans cette perspective, l’influence sur la première administration Obama de Cass Sunstein, nommé en 2008 chef de l’autorité des régulations de la Maison Blanche, et celle de Richard Thaler sur la Nudge Unit mise en place par David Cameron constituent de véritables cas d’école.
Une deuxième perspective appréhendera ces dispositifs à travers une sociologie des instruments de l’action publique. Sillonnée par les travaux de Max Weber sur les modes d’action de l’État moderne et de Michel Foucault sur les technologies du pouvoir, cette approche, aujourd’hui développée par Christopher Hood, Lester M. Salamon, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, permettra de soumettre les nudges à trois types de questionnement. Il s’agira tout d’abord d’interroger la nature de ces instruments qui semblent s’inscrire dans la catégorie des politiques procédurales ou incitatives repérées par la célèbre typologie de Théodore Lowi. On pourra ensuite se demander si le recours croissant à ces instruments non coercitifs ne révèle pas une transformation récente de l’État vers un État dit propulsif (Morand, 1991), animateur (Donzelot, 1994) ou plus communément qualifié de régulateur (Majone, 1996). Il conviendra enfin plus généralement de rappeler que ces instruments « ne sont pas axiologiquement neutres, et indifféremment disponibles » (Lascoumes et Le Galès, 2005, p. 13), qu’ils contiennent une dimension politique que l’on pourra envisager à travers les justifications qui accompagnent leur emploi et les rapports au monde qu’ils sont susceptibles de façonner (Linder et Peters, 1989 ; Salamon, 2002).
Le travail généalogique permet d’appréhender les concepts contemporains à la lumière d’un questionnement sur les différents types de normativités à l’œuvre dans la constitution des sociétés politiques modernes. L’analyse conceptuelle propose de mettre à l’épreuve le paradigme de l’efficacité et de l’efficience nécessaires de la norme juridique tout en proposant des outils pour renouveler les approches normatives. Disposant de l’ensemble de ces questionnements et de ces outils conceptuels, il est alors possible de penser et de proposer de nouvelles modalités d’élaboration des politiques publiques qui aboutissent à un véritable questionnement sur la nature même de l’État et le statut des normes dont il est la source.