DAVID DOAT : DE LA VULNÉRABILITÉ AU TRANSHUMANISME
David Doat est maître de conférences en philosophie et titulaire de la chaire Éthique Technologie et Transhumanismes, au sein de laquelle il dirige une équipe de quatre chercheurs permanents et cinq professeurs chercheurs associés. Les travaux de ce collectif sont suivis par une communauté de chercheurs intéressés par les thématiques liées, de près ou de loin, aux enjeux éthiques, philosophiques et sociétaux que pose le transhumanisme aujourd’hui. Ce thème suscite beaucoup d’intérêt, de par le monde, tant au sein de la communauté scientifique que dans les institutions ou la société civile.
Porté par une quête intellectuelle et existentielle, l’itinéraire de David Doat l’a conduit au transhumanisme par le biais de la question de la fragilité humaine. « Dans ma thèse, explique le chercheur, je me suis intéressé à la place qu’occupait la fragilité à tous les niveaux d’organisation de la réalité physique et du monde vivant. On parle beaucoup de l’anthropocène, de l’impact de l’agir humain sur l’écologie, sur son environnement. J’ai donc entrepris une réflexion assez large sur la place de la vulnérabilité dans la nature, au niveau physique, au niveau biologique, pour aller jusqu’à m’interroger sur la spécificité de la fragilité humaine, mais par comparaison avec ce qu’est la fragilité, la vulnérabilité, à d’autres niveaux d’organisation de l’être au sens général du terme. »
À travers cette réflexion, le philosophe s’est intéressé à la particularité de notre vulnérabilité, en tant que forme particulière du vivant dans l’évolution. À la fin de sa thèse, il s’est rendu compte que dans certains champs culturels ou de recherche, l’idée que l’on se faisait de la vulnérabilité humaine manquait de complexité et de nuances, et c’était notamment le cas dans la littérature transhumaniste. C’est une conception « simpliste » de la vulnérabilité qui ressortait de cette littérature, qui a suscité son étonnement. Sur une proposition de l’Université Catholique de Lille, il a déposé un projet scientifique auprès de la Région pour obtenir un financement lui permettant de créer une chaire sur les enjeux sociétaux, philosophiques et éthiques des transhumanismes, aujourd’hui en fonctionnement.
La question du handicap
« Aujourd’hui, dans mes propres recherches sur le transhumanisme, je m’intéresse non seulement à mettre en évidence quelles sont les représentations de la fragilité, de la vulnérabilité dans ce champ, mais aussi, plus spécifiquement, quelles sont les représentations que les chercheurs, dans le champ du transhumanisme et du post-humanisme, se font du handicap en particulier. » En effet, David Doat a construit toute une réflexion, au niveau anthropologique, sur la vulnérabilité humaine au sens général du terme et sur la plus grande vulnérabilité de certains d’entre nous qui sont affectés d’infirmités. Le champ de recherche qui couvre les questions que suscite le handicap est appelé « disability studies ». Pluridisciplinaire, très développé depuis les années 1960 dans le monde anglo-saxon et, sous une autre appellation depuis la fin du 20ème siècle en France, ce domaine d’études porte surles représentations sociales du handicap et interroge la place des personnes handicapées dans les sociétés humaines, en militant au plan politique pour leur plus grande inclusion dans tous les aspects de la vie sociale. « Dans mes recherches actuelles, conclut le chercheur, je travaille à faire se croiser et à construire un débat entre les transhumanist et les posthumanist studies d’une part, et les disability studies d’autre part. Quelles sont les représentations du handicap qui existent dans ces différentes littératures et comment les disability studies permettent-elles d’y interroger et d’y remettre en question les représentations, souvent excessivement biomédicales du handicap ? »
Batman, c’est un transhumain ?
La littérature transhumaniste est très large. Elle comprend donc un pôle académique de haut niveau, avec des chercheurs dans les plus grandes universités anglo-saxonnes, ou, de plus en plus, au niveau européen. Ces chercheurs publient dans de grandes revues de morale et de philosophie. Parmi eux, Anders Sandberg, Julian Savulescu, Ingmar Persson, etc. sont des académiciens reconnus – Sandberg et Savulescu sont à l’université d’Oxford par exemple. Il y a donc un débat vraiment académique sur les questions philosophiques que pose le transhumanisme, parfois dans sa naïveté, qui peut être interrogé par certains philosophes. Mais le transhumanisme est aussi un courant social, duquel émergent un ensemble de productions culturelles, artistiques, cinématographiques… Enfin, le transhumanisme, c’est aussi un ensemble de réflexions qui ont lieu dans de grandes industries, de grandes entreprises mondiales comme Google, Facebook, Apple, etc. Il y a des modèles, des projets, des visions, notamment chez Google ou chez Tesla, avec Elon Musk, qui sont des visions d’avenir de nos sociétés qui sont de nature ou ont des propriétés transhumanistes. « Je m’intéresse, explique David Doat, à toutes les facettes de ce courant, même si mon intérêt principal se situe du côté de la production universitaire sur le transhumanisme, notamment
Un lent travail de déconstruction
Ce qu’analyse David Doat à partir de ces travaux antérieurs sur la vulnérabilité, c’est que dans la mouvance transhumaniste, à la fois politique, sociale, culturelle, philosophique, éthique… les représentations massives de la vulnérabilité la conçoivent comme une propriété essentiellement négative qui expose tout homme à toute une série de risques délétères, voire catastrophiques, qui mettent en danger sa vie, ou la réalisation d’une vie en plénitude, ou la pleine effectuation de ses capacités. « Nous sommes mortels parce que nous sommes vulnérables, affectables et donc destructibles. La fragilité est spontanément rapportée à cet aiguillon, ce talon d’Achille qui vient mettre un terme à nos rêves les plus fous. Les courants transhumanistes veulent nous en libérer. Ils se présentent comme un champ de pratiques, de techniques et de savoirs qui pourraient nous permettre de résoudre le problème de la fragilité humaine. Car cette dernière, dont nous héritons apr notre ancrage physique et biologique dans l’évolution, est uniquement perçue par les courants de pensée transhumanistes comme une propriété dont nous devrions nous défaire. » La vision transhumaniste oppose ainsi notre condition de fragilité au désir insatiable de l’être humain de se perfectionner, de vivre mieux et davantage, de se réaliser indéfiniment ; elle ne voit pas que les deux termes de l’opposition sont indissociables : pas d’aspiration à l’amélioration sans expérience de fragilités et de limites constitutives de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains..
Un autre regard sur la fragilité
Ce constat ne promeut en rien l’acceptation passive du pire ; il ne conduit pas au dolorisme. Il exige plus de nuances : les recherches que David Doat a menées dans le cadre de sa thèse, défendue en janvier 2016, l’ont conduit a soutenir que notre vulnérabilité en tant qu’êtres humains n’est pas qu’une propriété exclusivement négative. Certes, on peut attraper une maladie mortelle, être victime d’un accident de la circulation… Mais cette vulnérabilité qui nous expose à des risques négatifs permet aussi des transformations positives. « La vulnérabilité c’est ce qui nous rend affectables, aux sens positif et négatif du terme. Et c’est vrai à tous les niveaux du vivant, du niveau biologique le plus simple au niveau humain le plus complexe. Je prendrai simplement un exemple qui est très parlant : le génome. Si le génome était absolument robuste, invulnérable, non affectable, il n’y aurait pas d’évolution. C’est parce qu’il y a des altérations possibles de l’ADN par des causes diverses, qu’il peut aussi y avoir des changements génomiques positifs, qui se traduiront par des changements phénotypiques qui font que les espèces évoluent, changent. La vulnérabilité du génome l’expose à des déformations qui peuvent être dramatiquement pathologiques, mais cette même vulnérabilité est aussi la condition de possibilité de transformations réussies. Donc la vulnérabilité, c’est une réalité tout à fait ambivalente. Or dans la tradition transhumaniste, il y a une approche très manichéenne et très négative de la fragilité et de la vulnérabilité. »
Le chercheur estime, de la même manière, que le handicap est toujours considéré comme une déficience, un manque par rapport à une condition qui serait la condition pleine de la validité. « Mais cette représentation du handicap comme une privation de quelque chose qui manquerait, c’est en fait une conception très médicale du handicap, affirme-t-il, qui regarde la différence corporelle comme une pathologie. Alors qu’ à l’instar de ce que proposent les disability studies, on peut considérer, le handicap comme une façon d’être autrement dans le monde, une variation corporelle. On peut aussi soutenir avec Georges Canguilhem, un médecin et philosophe français, que la « normalité » n’a rien à voir avec une moyenne statistique qui déterminerait ce qu’est un « corps valide » dans une population donnée. La normalité renvoie à une appréciation beaucoup plus intime : un sujet « normal » est un sujet capable d’inventer ses propres normes de fonctionnement, d’être en cohérence avec lui-même quelle que soit sa forme corporelle (qu’elle soit ou non touchée par un handicap). Dans ce cadre-là, la normalité n’est pas une moyenne statistique, c’est une singularité qui est découverte par l’organisme et qui est le résultat de son inventivité. »
Pourquoi la région finance-t-elle la chaire Ethique et transhumanisme ?
L’université, c’est le lieu du débat rigoureux, soumis aux exigences de l’argumentation et de l’éthique de la discussion. Cet espace est tout à fait nécessaire pour penser les enjeux du transhumanisme, car « Dans la société, affirme David Doat, on assiste à de nombreuses oppositions affectives ou passionnées entre des individus ou mouvements qui sont favorables à certains courants de pensée et d’autres qui y sont défavorables. Très souvent, ce sont les registres des affects, des émotions, des ressentiments et des identités qui sont sollicités. Les croyances et les fake news se mêlent parfois aux données réelles sur le sujet, tant et si bien qu’une grande confusion rend difficile la réflexion citoyenne et le discernement philosophique et éthique. » C’est pour aider à la clarification des problèmes que génère cette situation, et à une compréhension plus objective de la constellation transhumaniste, que la Région a souhaité, selon notre chercheur, soutenir la création de la chaire « Ethique, technologie et transhumanismes » pour permettre non seulement à des chercheurs, mais aussi à des acteurs (associations, entreprises, citoyens) de la société civile, de se rencontrer, de débattre des projets transhumanistes et de les évaluer ensemble. Par ce choix, le politique montre qu’il comprend l’importance de l’impact du transhumanisme sur la culture contemporaine, les pratiques, les choix commerciaux et industriels des citoyens. La région souligne qu’elle prend également au sérieux les risques que peut représenter à certains égards l’idéologie transhumaniste pour la démocratie ou le respect des droits, si ces risques ne sont pas anticipés et évités par leur conscientisation, le dialogue et la mise en place au plan législatif, de normes de régulation nécessaires.
Qu’est-ce que le transhumanisme ?
« Je crois fondamentalement qu’en l’homme existe une aspiration au meilleur, à adapter les conditions de son milieu à celles de son propre épanouissement, de sa survie et de son développement sur terre. Et cette aspiration existe depuis toujours. Elle s’associe aussi une quête de l’infini, de la vie éternelle, du dépassement de la mort qui existe aussi depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, cette aspiration embarque avec elle des sciences et des techniques qui ont atteint un niveau de développement et d’intervention possibles sur notre biologie et notre environnement à nuls autres pareils. C’est avec le développement de ces « technosciences » qu’un courant transhumaniste, se définissant comme tel, est né dans les années 1980-1990. Ce courant, qui peut être compris comme un mouvement culturel qui revendique le droit pour tout individu de pouvoir se modifier et s’améliorer lui-même selon ses souhaits grâce au recours aux sciences et aux techniques, a des racines plus profondes qui remontent aux Lumières (certains chercheurs lui trouvent des sources encore plus anciennes, notamment dans le courant romantique). S’il est intéressant d’étudier le transhumanisme d’un point de vue philosophique, ce l’est aussi d’un point de vue sociologique et politique, parce que ce courant a un impact sur la société et sur ses croyances, sa culture. Certains soutiens au transhumanisme ont des relais en termes communicationnels, médiatiques et industriels qui sont très importants. Mais la majorité des sympathisants du courant transhumanistes sont aussi de simples citoyens. Certains collègues voient encore dans le transhumanisme un post-humanisme, c’est-à-dire un changement paradigmatique et anthropologique majeur qui est très proche de ce qu’on a connu avec l’émergence de l’humanisme à l’époque de la Renaissance. Manquant encore du vocabulaire adéquat pour bien en parler, nous commencerions seulement à nous rendre compte que l’humanisme classique, l’humanisme des lettres, de la culture écrite, de la culture livresque, n’est pas suffisant à lui seul pour nous permettre de bien penser ce qui est en train de se jouer, notamment avec l’omniprésence du monde numérique dans nos vies d’aujourd’hui, même dans notre façon concrète de travailler, d’écrire en tant que chercheur, de chercher nos sources, d’être créatif… »
Son implication au sein de l’Arche contribue à son équilibre
De façon complémentaire avec ses recherches, David Doat insiste également sur un désir qui l’a toujours habité de s’engager concrètement dans l’action au plan sociétal. « Faire de la recherche en philosophie me passionne et constituera toujours le cœur de mon engagement professionnel. Mais je suis aussi un acteur dans la cité qui apprend et découvre par les relations, l’engagement et l’expérience. La théorisation et l’enquête scientifique ne me suffisent pas. J’ai besoin d’être en contact avec la matière, les gens, les institutions, d’y vivre un engagement pour éprouver in concreto et au-delà de la posture de l’observateur distancié, les questions que j’étudie et que mon expérience me donne à penser. »
Le besoin de lier ces deux nécessités complémentaires, celle de la theoria et celle de l’action engagée, induit un parcours professionnel singulier en comparaison du parcours académique classique. « J’ai en effet un engagement fort sur le plan associatif, au sein d’une fédération internationale qui s’appelle L’Arche et qui accueille, dans plus d’une quarantaine de pays, des personnes porteuses d’un handicap mental. L’Arche offre les conditions d’une forme de vie (au sens quasi-witgensteinien du terme) où personnes porteuses d’un handicap et personnes « valides » vivent et travaillent ensemble, et participent ainsi à l’avènement d’une société plus inclusive. Ce combat-là est très concret et il me donne de voir aussi ce que je m’efforce de penser, les actes sociaux qui m’y conduisent, et à quelles actions peut concrètement servir ma raison pour un vivre ensemble de plus grande qualité pour tous, plus inclusif et plus juste »