Dire la maladie
Journée d’études du Séminaire International d’Etudes sur le Soin
https://www.ens.fr/agenda/dire-la-maladie/2020-01-30t083000

organisée par Martin Dumont (Translitterae / République des savoirs) et Rozenn Le Berre (CEM / EA7446 ETHICS)
Ecole normale supérieure, 30 janvier 2020
9h-12h45 et 14h30-17h30

Présentation

Que peut-on dire de la maladie, de son expérience, de son accompagnement et de son soin ? Face à l’épreuve, il semble que les mots nécessairement nous manquent, qu’ils apparaissent dans leur pauvreté désarmante et nous laissent démunis. Il faudrait pouvoir dire, répondre, et le langage fait cruellement défaut. Toute tentative hors du mutisme, lui-même coupable, paraît trompeuse voire scandaleuse. La maladie peut-elle alors trouver à se dire néanmoins? Il faudra examiner ce que la maladie fait à la parole : comment la pathologie est aussi trouble de notre faculté même à la dire, qui fait partie prenante de la maladie. C’est ainsi la subjectivité même comme ancrée dans la faculté de parler qui se voit vaciller. Et à qui une telle parole pourrait-elle encore être adressée ? Qui pourra en effet m’écouter ? La maladie isole : malade, famille et proches peinent à se parler, à trouver les mots justes – ceux qui permettent un geste, une attention dans l’échange. La maladie confine à une solitude qui est enfermement dans des sensations, des émotions qui submergent.
Quand les mots peuvent être une blessure, comment ne pas préférer se taire ? C’est à partir de ces difficultés que des ressources pourront peut-être être esquissées, par l’examen de ce que les mots peuvent néanmoins faire : décrire au plus juste ; exprimer la plainte ; partager, chercher un signe de reconnaissance ; apaiser peut-être. Ainsi, il nous faudra ouvrir une seconde piste, avec l’examen de ce que la parole et l’écriture peuvent faire à la maladie.
Le langage pourra être analysé alors dans ses différentes manifestations : la plainte ; la narration qui ressaisit, jusque dans leur impossible mise en forme, les vies brisées ou recomposées ; la conversation encore. Les oeuvres littéraires qui mettent particulièrement en avant ces traits de la maladie, mais aussi l’expérience clinique, le simple témoignage et la perspective sociologique, seront l’objet d’une attention privilégiée. Les questions de l’usage de la parole et particulièrement du travail d’écriture dans le soin seront particulièrement examinées.

Programme
Matinée : Salle U 203, 29 rue d’Ulm 2ème étage. (modération Claire Marin, SIES)
9h :  Accueil, café
9h15-9h30 Introduction : Frédéric Worms (ENS) ; Martin Dumont (Translitterae)
9h30-10h15 : Rozenn Le Berre (philosophie, CEM / EA 7446 ETHICS) : Que dire de la maladie?
10h15-11h : Jean-Christophe Mino (médecin chercheur, Sorbonne Université, Institut Siel Bleu) : Dire la vie après la maladie. A propos de la prévention suite à un cancer.
Pause
11h15-12h : Christine Loisel (pédopsychiatre et psychanalyste) et Aurélia Damarey-Dury (psychologue) : Dire le corps. Quelle place pour l’écriture ?
12h – 12h45 : Sophie Vasset (littérature anglaise, Paris Diderot) : De la politique de santé à la personne malade dans Testament à l’anglaise de Jonathan Coe.
Pause, repas.
Après-midi (modération Deborah Levy-Bertherat, ENS) Salle Dussane, 45 rue d’Ulm RdC.
14h30–15h15 : Valeria Milewski (biographe hospitalière, CHU Chartres) : La biographie hospitalière : rôle de la parole et de l’écriture dans la maladie grave
15h15-16h : Ariane Bayle (littérature, Lyon III) : Récit de maladie et partage des voix.
Pause
16h15-17h : Marion Hendrickx (psychiatre, GHICL) : Quand « dire la maladie » est la maladie : quand un patient endosse un diagnostic qu’il n’a pas…
17h–17h30 : Discussion générale et clôture de la journée

Présentations

– Rozenn Le Berre, philosophe, CEM – EA 7446 ETHICS
Que dire de la maladie?
L’irruption de la maladie, à travers les récits de ceux et celles qui y sont confrontés nous renvoie à une vacuité du langage : que dire? Comment dire? Ce qui vient faire rupture dans la vie par ou avec la maladie peine à se définir, à se préciser. Se pose alors la question de la transmission de cette parole : pourquoi dire la maladie?
Nous tenterons alors de prendre au sérieux les deux questions suivantes, dans leur spécificité mais également dans leurs liens et renvois réciproques :
– En quoi les récits de maladie nous permettent de porter attention à l’expérience de la maladie ?
Les récits de maladie rapportent, témoignent, rendent compte : ils permettent de dévoiler un vécu, liés à des émotions, des perceptions. On peut supposer qu’ils particularisent des approches trop globales de la médecine et permettent de se rendre attentifs à ce qui se vit dans l’expérience de la maladie. Qu’apprend-t-on de la maladie par ces récits ?
– Pourquoi les expériences de maladie nous interrogent-elles quant à notre rapport au langage et à la parole ? Les mots, tels qu’ils se déploient dans un texte littéraire, inventent un espace de créativité qui mobilise un rapport au langage, à soi et au monde. Le travail d’écriture, dans la maladie comme
expérience de rupture, est un travail en soi et suppose d’interroger non seulement la forme littéraire (style, métaphores, genre…) mais également la possibilité même de porter une parole, et que cette parole soit reçue et partagée/partageable. Qu’apprend-t-on des mots par et dans l’expérience de la
maladie ?

– JC Mino, médecin-chercheur, Institut Siel Bleu et département d’éthique de la faculté de médecine de Sorbonne Université
Dire la vie après la maladie. A propos de la prévention suite à un cancer. Comment dire l’après-maladie ? A partir d’une simple question « que s’est-il passé pour vous d’important depuis la fin du traitement ? », des femmes nous racontent ce que le cancer du sein achangé ou non dans leur vie. Au-delà de l’atteinte physique, la maladie nous engage sur des chemins inconnus et peut nous transformer, voire bouleverser ce que nous sommes. La question de la vie après la maladie sera l’objet de cette communication issue d’une recherche qualitative. Nous examinerons en particulier les représentations et les pratiques de l’activité physique et de l’alimentation dans le cadre des nouveaux programmes de prévention mis en place après le
traitement d’un cancer.

– Christine Loisel (pédopsychiatre et psychanalyste) et Aurélia Damarey-Dury (psychologue)
Dire le corps. Quelle place pour l’écriture ?
Dès l’annonce du diagnostic de cancer pour Aurélia, nous avons mis en place des séances hebdomadaires d’accordage, une pratique corporelle élaborée par Christine à partir de son expérience de la danse contemporaine et de la maladie. L’écriture d’un livre à deux voix, née de cette pratique, fut complètement liée au corps – et non à la maladie.
Nous interrogerons avec vous quelques aspects particuliers propres (peut-être) aux mouvement de cette écriture.

– Sophie Vasset, littérature anglaise, Paris Diderot
De la politique de santé à la personne malade dans Testament à l’anglaise de Jonathan Coe. L’espace littéraire permet d’imaginer et de raconter le lien intangible entre l’expérience vécue de la maladie et les décision politiques qui façonnent cette expérience. Pour Jonathan Coe, dire la maladie revient à retracer ce lien sous la forme d’une fresque politique et satirique. Dans son oeuvre construite comme un roman policier (un whodunnit), Jonathan Coe décrit l’impact du Thatchérisme sur la société britannique dans les années 90. Testament à l’Anglaise (What a Carve Up !) est l’un des livres les plus connus de l’auteur, il a reçu le Prix John-Llewellyn-Rhys en 1994 ; et le prix du Meilleur livre étranger en 1996 en France, il a été adapté à la radio et à l’écran. Ce roman est souvent cité comme l’exemple de satires post-modernes et il suit le parcours d’un personnage secondaire, la compagne du narrateur, qui suit un traitement chimiothérapique lourd pour un lymphome non-hodgkinien. La fresque politique qui se dresse en toile du fond de l’intrigue est étroitement liée avec la manière dont le narrateur perçoit la maladie de sa compagne et tente de l’accompagner à travers son traitement, face au NHS (National Health Service, équivalent britannique de la sécurité sociale) démantelé par les multiples réformes de la politique Thatchérienne. C’est justement le lien étroit entre le parcours individuel de la malade et l’incidence des choix en politiques de santé que j’aimerais analyser, en montrant la manière dont l’écriture littéraire permet de convoquer, en un même mouvement, l’empathie du lecteur et une la réflexion sur les politiques de santé.

– Valeria Milewski, biographe hospitalière CH Chartres, Doctorante université Poitiers SHS Linguistique laboratoire Forell, Formatrice
La biographie hospitalière : rôle de la parole et de l’écriture dans la maladie grave
Depuis plus de 12 ans, la démarche de la biographie hospitalière pour des personnes gravement malades est expérimentée au Centre Hospitalier Louis Pasteur de Chartres dans le service d’oncologie-hématologie. Il s’agit de proposer à des personnes en situation palliative de rencontrer une biographe, membre à part entière de l’équipe, de se raconter et de recevoir gracieusement, ellemême
ou un proche désigné, le livre de son histoire. Inviter l’autre à se retourner, à dire la maladie ou pas, à reconfigurer de manière toute Ricoeurienne
son récit de vie permet peut-être de « rester vivant » et de sortir de l’enfermement ? Lorsque la parole et l’écriture sont sources d’espérance…

– Ariane Bayle, littérature, Univ. Jean Moulin-Lyon3 IHRIM (UMR 5317)
Récit de maladie et partage des voix (L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie ; On n’est pas là pour disparaître d’Olivia Rosenthal).
Mon intervention sera centrée sur l’étude de deux récits littéraires, relatant une expérience de la maladie : L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie (2005) et On n’est pas là pour disparaître d’Olivia Rosenthal (2007). Le premier se présente délibérément comme une narration autobiographique accompagnée de photographies, couvrant l’année du traitement d’un cancer du sein dont Annie Ernaux a été atteinte. Le second raconte la rencontre que la narratrice a faite de Monsieur T., homme atteint de « la maladie de A. », et de certains membres de sa famille. Si la situation d’énonciation de chaque texte est a priori bien distincte (récit de soi chez Annie Ernaux et Marc Marie ; récit de la maladie de l’autre chez Olivia Rosenthal), les deux écrivaines ont en commun d’orchestrer un partage des voix narratives : duo amoureux chez Ernaux, polyphonie des différents accompagnants et acteurs du soin chez Rosenthal. J’examinerai les tactiques d’écriture mise en oeuvre dans chacun de ces deux textes pour répondre à une série de questions récurrentes dans le récit de maladie. Comment l’écriture se confronte-t-elle au langage médical et à la parole médicale ? Selon quelles modalités le nouage entre narration des
faits touchant la maladie et exploration d’un passé intime s’opère-t-il ? Enfin, quelles voies les narratrices empruntent-elles pour tenter un dépassement des limitations assignées à ceux qui font l’expérience par la maladie ?

– Marion Hendrickx, psychiatre, GHICL
Quand « dire la maladie » est la maladie : quand un patient endosse un diagnostic qu’il n’a pas…A partir de l’histoire d’une patiente, je montrerai comment un diagnostic erroné, mais permettant au sujet de réécrire sa biographie, peut paradoxalement être à l’origine d’une amélioration clinique inattendue… et provoquer de nombreux bénéfices secondaires. Un diagnostic peut-il donc être placebo?