Si nous admettons que le problème central d’une société est celui de l’adaptation rapide aux changements de circonstances particulières, il s’en suit que l’élaboration des politiques publiques doit être laissée (du moins, en partie) à ceux qui connaissent ces circonstances, qui apprécient directement les changements en cause et savent où trouver les ressources pour y faire face.
Alors que traditionnellement, les organisations sont plutôt conçues comme des “îlots de pouvoir” descendant, il existe aujourd’hui un engouement pour les entreprises et les dirigeants qui font le pari de l’intelligence collective pour libérer la créativité, générer de l’engagement et accroitre les performances de l’entreprise.
La raison est simple : les entreprises font face à un environnement de plus en plus complexe qu’il est impossible d’appréhender par un seul esprit. L’intelligence collective part du principe que la connaissance de l’environnement économique, social et culturel dont une entreprise pourrait avoir besoin n’existe jamais sous une forme concentrée ou agrégée, mais seulement sous forme d’éléments dispersés que tous les membres de l’organisation possèdent en partie.
Pour une entreprise, se mettre à l’écoute de tous les capteurs dont elle dispose est un exercice délicat. En fait, le premier réflexe des dirigeants est de réunir un groupe d’experts convenablement choisis afin de résoudre les problèmes pour les collaborateurs ou leurs clients. Il faut admettre que c’est une méthode adaptée à la résolution des problèmes techniques puisque le groupe d’experts peut se trouver dans la position la plus favorable pour disposer des connaissances scientifiques les plus avancées.
Pourtant, quand une nouvelle technologie exige d’importantes évolutions de l’écosystème de l’entreprise pour être utile, les connaissances scientifiques ne sont pas suffisantes. L’importance accordée au changement en tant que tel est fortement corrélée aux connaissances des circonstances particulières, des gens et des conditions locales.
Le savoir-faire local – l’utilisation d’outils à d’autres fins que celles initialement pensées – est tout aussi utile pour libérer la créativité des collaborateurs que la connaissance des techniques alternatives les plus performantes. Les grandes entreprises établies de longue date l’ont compris. Et le marché des consultants en intelligence collective est aujourd’hui en pleine expansion.
L’importance accordée aux connaissances des circonstances particulières dont disposent (de manière imparfaite) tous les individus est ainsi fortement corrélée aux mutations technologiques et anthropologiques. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici la cadence des changements auxquels les entreprises doivent s’adapter pour faire face aux nouveaux entrants (le digital, le big data, l’intelligence artificielle…).
Pourtant, si la pression du marché encourage les entreprises à abandonner le modèle hiérarchique au profit de méthodes agiles mieux à même d’utiliser les connaissances des collaborateurs, on ne peut guère s’attendre à ce qu’une force similaire agisse dans le domaine de l’élaboration des politiques publiques.
Si nous admettons que le problème central d’une société est celui de l’adaptation rapide aux changements de circonstances particulières, il s’en suit que l’élaboration des politiques publiques doit être laissée (du moins, en partie) à ceux qui connaissent ces circonstances, qui apprécient directement les changements en cause et savent où trouver les ressources pour y faire face.
Reconnaitre que nous avons besoin de décentraliser les décisions publiques pour mieux utiliser les connaissances particulières dont disposent de manière imparfaite tous les acteurs concernés par le changement n’est qu’une première étape que nous devons franchir – pour ce faire, les travaux du Prix Nobel en Économie, Friedrich Hayek, sur l’utilisation des connaissances dans la société devraient être utiles.
Faut-il également reconnaitre que nous n’arriverons probablement pas à améliorer la vie en société en laissant un ensemble d’individus isolés décider seuls sur la base de leurs connaissances limitées ? Reste le problème de la mise en réseau des connaissances de chacun. C’est une fonction importante dont les décideurs publics devraient avoir la responsabilité.
Pour ce faire, ils pourraient faire appel aux techniques utilisées principalement dans les entreprises et qui consistent à organiser des ateliers collaboratifs avec l’objectif de co-créer un produit ou un service. Les nouvelles méthodes agiles (et les techniques associées) adoptées par les entreprises devraient inspirer nos décideurs publics à faire plus confiance aux citoyens et à leur donner les moyens pour mettre en commun les connaissances limitées dont chacun dispose.
Auteur : Rustam Romaniuc, chargé de recherche à l’Université Catholique de Lille et directeur scientifique de l’Anthropo-Lab