Port du masque obligatoire et domination

Article proposé par Mate PAKSY – Chercheur post-doc à Ethics EA7446

Jugé inutile au début de l’épidémie mondiale par le gouvernement français, toujours obligatoire et sanctionné par la loi au moment-même où j’écris la présente étude à l’aube de la énième vague de la COVID, le masque ne semble être pour des milliers de citoyens français qu’un nouveau symbole de la domination. Nous n’hésitons pas à poser la question : pourquoi les citoyens français seraient-ils obligés de porter le masque ? Pour répondre à cette question et afin de déclencher une justification normative et politique pour défendre le port du masque obligatoire, je suggère de mobiliser le vocabulaire néo-républicain. Il s’agit d’une philosophie politique normative assez robuste mais moins connue en France[1] que le libéralisme politique.

Dans la forme développée par Philippe Pettit[2], la pensée néo-républicaine s’appuie sur le concept post-libéral de domination. Commençons par la définition. Ainsi, « domination » signifie une possibilité qu’une personne (ou institution) A interfère dans la vie de la personne B. Donc, en guise d’exemple, il est possible qu’une personne ou institution A, (Jacques, une banque Z ou l’Etat X) interfère dans la vie de B (Pierre) si par exemple cette dernière ne paie pas ses dettes, son crédit ou l’impôt ou si elle ne lit pas grand-chose de littérature classique. L’accent doit être mis sur le terme « possibilité ». Ainsi, ce qui caractérise la domination, selon Pettit, c’est que l’émergence même de la possibilité de l’interférence fait l’interférence arbitraire. Par exemple, c’est le cas d’un jeune garçon qui passe sa vie sous contrôle de ses trois mères autoritaires[3] ou un travailleur d’un grand magasin très populaire qui propose des meubles contemporains en France qui est surveillé par son propre management pour savoir si jamais il n’est pas un « écoterroriste »[4]. Dans de telles situations, une personne B n’est plus libre sauf et dans la mesure où la possibilité de l’interférence de la personne A est justifiée tout en excluant le caractère arbitraire de cette interférence.

Certes, un tabou libéral est brisé par les néo-républicains lorsqu’ils refusent l’interdiction catégorique de tout forme de l’interférence de facto sauf lorsqu’il s’agit d’un acte de protéger l’intérêt d’une personne tierce de subir un acte nuisible[5]. Par contre, pour un meilleur équilibre, dès que la possibilité d’une interférence arbitraire émerge, les néo-républicains considèrent aussi que la liberté individuelle subira une restriction illégitime. C’est peut-être de cette différence conceptuelle de l’interférence que vient le différent paternalisme du libéralisme et de la pensée néo-républicaine. Cette deuxième idéologie permet de laisser une marge d’appréciation plus large pour imposer des mesures paternalistes, précisément parce que les interférences non-arbitraires ne sont nullement exclues, voire encouragées parfois. Or, une mesure paternaliste ne fonctionne jamais sans définir préalablement le concept de la vie bonne et heureuse à promouvoir au niveau sociétal. Par contre, le libéralisme politique rend définitivement exceptionnel ce type de paternalisme « substantif » car il préfère élaborer un processus politique pour promouvoir le juste au sens social[6]. Peu étonnant que tandis que le libéralisme politique peine à justifier la scolarisation obligatoire des adolescents entre 16 et 18 ans[7] en tant que procédure juste, le républicanisme peut justifier la raison pour laquelle il ne s’agit pas d’une interférence arbitraire : les citoyens scolarisés plus souvent que non donnent vie à leurs projets et ambitions en restant alignés avec les principes républicains et le bien commun.  Bien sûr, on peut être en désaccord avec cette robuste description. Quoi qu’il en soi, le néo-républicanisme nous semble rester plus proche de notre vie réelle d’aujourd’hui dans nos républiques occidentales où nul ne passe une seule journée sans entrer dans une situation qui est marquée par la possibilité de l’interférence ou par une interférence de facto : nous sommes obligés de nous habiller quand nous sortons de nos appartements, nous n’avons pas le droit de jeter les déchets dans la rue, ni de cracher sur une de nos concitoyennes ; moralement nous sommes obligés de respecter un simple sticker non officiel qui interdisent le stationnement sur le parking réservé aux handicapés ou la recommandation de ne pas stationner d’une façon gênante devant la porte de nos voisins. Depuis un siècle au moins, nous sommes habitués à vivre avec ces formes de domination – sociale, politique et morale[8]. Sauf si nous sommes anarchistes, en général, nous pensons que la plupart des formes de domination sont justes et légitimes parce qu’elles ne sont pas arbitraires.

Il va de soi que toutes ces réflexions autour de domination sont bien connues en philosophie politique ou juridique normative depuis longtemps. Tandis que la théorie de Max Weber propose une réflexion systémique de la forme primaire-institutionnelle de la domination (ou imperium), de son côté, la théorie néo-républicaine de Philippe Pettit développe une théorie générale centrée sur toutes les formes de domination englobant également les cas de domination qui ne sont pas nécessairement liés à l’Etat. Pour rappel, la domination institutionnelle est légitime selon Weber à condition qu’elle soit légale. Pour Pettit, légale ou non, la domination n’est compatible avec la liberté individuelle que si elle n’est pas jugée arbitraire. Il s’agit donc d’une théorie générale de la liberté en tant que non-domination.

Pourtant, « l’homme est né libre, et partout il est dans les fers », dit Rousseau. Est-ce que nous sommes vraiment libres dans en temps de pandémie lorsque « partout il faut porter le masque » ? Ainsi, les masques obligatoires, sont-ils les « fers » d’un citoyen ? La question qui nous intéresse ici est de savoir si cette obligation de porter le masque constitue ou non une instance d’interférence arbitraire dans notre vie. Sans aucun doute, la recommandation juridique selon laquelle porter le masque est obligatoire, est une interférence tant au sens de Weber qu’au sens de Pettit. La légalité, pour le moment, n’est pas la question : nous pouvons risquer de supposer que cette recommandation juridique en France satisfait la condition de la légalité. Or, le vrai casse-tête est le suivant : est-ce que cette règle est une interférence arbitraire ou non ? Regardons d’abord les justifications possibles que nous sommes obligées d’écarter lorsque nous essayons répondre à cette question.

Sans tomber dans le piège d’un scepticisme simpliste, osons quand même dire que l’argumentation scientifique ne paraît guère convaincante dans le contexte actuel : il y a des contaminés de la COVID ayant porté le masque et il y a également des personnes qui ne le portent jamais mais qui sont en pleine santé. Sans doute, la « science » pourrait devenir un peu plus modeste depuis qu’elle ne suit pas rigoureusement le modèle empirique et causal pour établir les constats et les prévisions. Dans les circonstances actuelles, le discours scientifique – que nous entendons à la radio ou voyons sur les écrans – pourrait abandonner son ambition d’être infaillible, tout simplement parce qu’il est impossible de vérifier ou falsifier l’existence d’un lien causal sans exception entre le port du masque et la non-contamination par un virus ou encore, entre le non-port du masque et la contamination. Soyons honnêtes, ceci n’est malheureusement pas le cas ! Néanmoins, la notion de « science » dans la communication publique, garde sa signification du 19e ou du 20e siècles. La « science » pour le grand public n’est pas un discours probabiliste, mais positiviste : le grand public n’a aucune idée de la théorie anti-positiviste de la science selon Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend. Ainsi le terme « science » dans le langage commun public reste associé à une science causale et à un discours positiviste infaillible qui ne connaît point d’exception. L’argument « scientifique » en faveur du port obligatoire du masque n’efface pas le caractère arbitraire de cette forme de domination, en vertu de l’absence de preuve convaincante. Malgré le fait que l’autorité de la science est érodée, heureusement il reste encore des experts humbles qu’ils avouent être pour le moment dans l’incertain.

Pendant la pandémie, dépasser les dualismes typiques développés par le dogmatisme libéral, le plus particulièrement la distinction « public/privé », semble nécessaire aussi pour des raisons pratiques : le virus qui circule (on ne sait pas exactement comment) est agnostique à l’égard de géographie, donc la distinction entre la sphère publique (p. ex. les rues ou les mairies locales) et la sphère privée (p. ex. les EHPADs privés et les églises). Un argument politique pourrait refuser ou évoquer le principe de la séparation stricte des sphères publique et privée. Ainsi, le respect du libéralisme politique devrait être réduite au comportement dans la sphère publique, comme d’ailleurs, c’est le cas aussi avec l’interdiction du niqab ou de la burka à l’université, à la mairie ou à la piscine. Cette argumentation doit être écartée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’argument de la Cour européenne des droits de l’homme qui permet d’interdire le foulard — indépendamment du symbolisme religieux de cet accessoire — n’est guère convaincant étant donné que depuis le début de la crise sanitaire nous sommes tous obligés de cacher notre visage avec les masques, indépendamment de notre conviction religieuse[9]. Ensuite, l’homme est avant tout un citoyen. Selon la théorie républicaine, un citoyen est à la foi une personne privée et publique, guidée par son propre intérêt et son engagement vers le bien commun. Toujours est-il qu’une république est sous la contrainte de déterminer le bien commun de la communauté politique ainsi que le concept de la vie heureuse des citoyens, indépendamment du lieu (sphère privée ou publique) de leur activité. Ainsi, les autorités républicaines ont la compétence de recommander que certains principes constitutionnels soient respectés tant dans la sphère privée que publique. Par exemple, ni une salle de gym, ni une discothèque n’est autorisée à discriminer les clients selon leur origine ethnique ou leur confession religieuse ; une banque, dans une certaine limite, ne peut pas sanctionner ses clients sans tenir compte du principe de proportionnalité. Aujourd’hui, le port du masque est autant obligatoire chez le coiffeur privé que dans n’importe quelle rue d’une ville.

Retournons maintenant à la théorie néo-républicaine. Pettit estime que dans un État moderne il serait exagéré de participer obligatoirement à la délibération législative comme c’était le cas à Athènes ou à Rome durant l’antiquité. Contrairement à la pensée politique antique, pour lui, la participation au débat public n’a qu’une valeur instrumentale. Pour cette raison, une interférence législative sans participation des citoyens ne devrait pas être jugée arbitraire sauf s’il n’est pas autorisé de contester la loi ultérieurement[10]. Est-il légitime, donc, de protester contre le masque ? La réponse est non et oui, à la fois. Tout d’abord, dans les espaces – publics ou privés peu importe – où le port du masque est obligatoire, il est impossible de manifester légalement contre la loi sans porter le masque, ce qui constituerait alors un délit. Manifester contre le port du masque en portant le masque, ce n’est pas très logique, voire paradoxal, comme la commande « Révoltes ! » d’un père à son fils dans la tragicomédie de Mrozek : si le fils obéit, alors il n’obéit plus à son père, par contre, s’il lui désobéit, alors il obéit… [11] Donc si la « contestation » signifie une démonstration publique, alors, pour le moment une telle contestation sans masque est illégale en France. Néanmoins, les théories de la désobéissance civile ont déjà souligné – d’ailleurs, c’est assez évident – que le comportement en tant que contestation peut bel et bien être différent du comportement obligatoire mais contesté : par exemple, les hommes qui sont en désaccord avec la restriction ou l’interdiction gouvernementale de la consommation des stupéfiants ne sont pas obligés de consommer ce type de produit en forme de contestation. Ils peuvent manifester ou refuser publiquement de payer l’impôt[12]. Assez curieusement, peu de sentiments anti-masque ont été exprimés publiquement en général, et encore moins selon d’autres formes que la manifestation publique.

Nous sommes disposés à approuver le dernier argument, qui priorise une autre valeur républicaine que l’égalité, à savoir, la solidarité. Etant capable de prendre en considération la vulnérabilité de certaines classes de citoyens, en premier lieu les personnes âgées dans cette crise sanitaire, cette valeur qui est non seulement plus souple que l’égalité libérale (au sens formel), mais aussi capable de traiter conjointement les problèmes politiques et sociales. Une politique sanitaire solidaire pourrait justifier que le port du masque comme interférence reste sous le contrôle des citoyens masqués en dernier ressort et dans la mesure où elle cible la survie des membres des groupes vulnérables, elle n’est pas en opposition fondamentale avec la liberté individuelle. Il se peut que la sanction légale ait plus de force pour mobiliser les gens à porter le masque, et d’autre sources normatives infra-législatives, plus souples et décentralisées peuvent éventuellement être plus efficaces pour motiver les citoyens. Un devoir civique n’est forcément pas légal, plutôt moral et politique. Cependant si l’identité républicaine de la communauté est en question, pour les citoyens qui ne sont pas entièrement convaincus par les arguments scientifique ou politique, le masque pourrait rester essentiellement un symbole de solidarité, en mémoire des milliers de personnes décédées. Certes, tandis que le libéralisme suggère une attitude agnostique dans la sphère publique, le néo-républicanisme recommande que les citoyens réalisent certains efforts. Lorsqu’on évalue la valeur de cet effort, il ne faudrait pas oublier que la solidarité a été déjà évoquée après la dernière crise sanitaire en France en 2003, notamment, la canicule meurtrière. Le chiffre des victimes de cette chaleur extrême s’est situé entre 10 000 et 20 000 personnes âgées, ce qui correspond à peu près avec le chiffre des victimes de la première vague de COVID. Dans les sociétés capitalistes et post-capitalistes les crises économiques, sociaux, politiques, moraux et sanitaires sont différentes mais inévitables à cause de la base sociale de la société ainsi que l’infrastructure du communauté  : l’urbanisation fonctionnaliste crées les mégalopolis du béton surpeuplés où le virus circule vite et la chaleur est insupportable en été ; la population reste dans la logique représenté par une arbre démographique bottom up : solitude des personnes âgées fragiles, qui très souvent soufre les maladies mentaux provoqués par l’âge ; la marchandisation de maisons des retraites ; effets de changement climatiques couplée avec une mondalisation sans contrôle. Les réponses républicaines aux crises restent plausibles dans une société de risque où nous vivons, où la valeur de la solidarité en tant que partage des risques peut justifier l’interférence à la liberté[13].

[1] Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains, Paris: Seuil 2010, coll. « Débats », 156 p. Pour l’application du néo-républicanisme en Belgique, avec une comparaison avec France, v. Laurent de Briey « Le foulard de la parlementaire. Républicanisme critique et criticisme républicain », Revue Philosophique de Louvain, 2011, 109, 4  p. 697–721.[2] Philip Pettit, Le républicanisme par Jean-Fabien Spitz, 2010, Michalon, p. 128. Collection « Le Bien Commun ».[3] Salman Rushdie, Shame, London, 1983.[4] « Ikea France renvoyé en correctionnelle dans une affaire d’espionnage de ses salariés », Le Monde, le 14/05/2020 sur https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/14/ikea-france-renvoye-en-correctionnelle-dans-une-affaire-d-espionnage-de-ses-salaries_6039649_3234.html .[5] Notamment, à cause du principe de nuisance [harm-principle] développé par J.-S. Mill.[6] La théorie de la justice de John Rawls est une théorie procédurale qui doit viser le juste [right] au lieu du bien [good].[7] La scolarisation comme une forme de socialisation est bien sûr une valeur dans la pensée libérale. Or, il est difficile pour les libéraux de justifier la limitation de la liberté individuelle des étudiants qui visent cette valeur abstraite sans entrer en processus de définition de vie bonne et heureuse à imposer aux étudiants presqu’e majeures.[8] C’est-à-dire que les questions sociales, morales et politiques sont mixtes dans toutes les républiques du monde contrairement à la thèse bien connue d’Arendt qui voit une faute grave de mélanger la moral avec la politique par le révolutionnaires en France. Hannah Arendt, De la révolution, « La question sociale » Paris, Gallimard.[9] Pour la CEDH, un foulard qui cache le visage dans l’espace public peut porter atteinte au « vivre ensemble », parce que le voile met en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui est un élément indispensable à la vie en société. Ce jugement généralisé devient complètement inadéquat à cause de la crise sanitaire et l’obligation juridique du port du masque, qui tout à coup, n’a rien à voir avec notre « relations interpersonnelles » … . Pour une analyse de foulard ante COVID, v. Laurent de Briey, « Le foulard de la parlementaire. Républicanisme critique et criticisme républicain », Revue Philosophique de Louvain,  2011,  109, n° 4  pp. 697-721 [ https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2011_num_109_4_8202 ] et pour un analyse critique du jugement post-COVID, v. Ricca, M. « Don’t Uncover that Face! Covid-19 Masks and the Niqab: Ironic Transfigurations of the ECtHR’s Intercultural Blindness » Révue Internationale de Sémiotique Juridique (2020). https://doi.org/10.1007/s11196-020-09703-y .[10] Fabian Spitz souligne que dans la pensée de Pettit, la contestation est nécessaire afin que la minorité dispose « d’un forum d’appel contre la tyrannie de la majorité » et que les citoyens disposent « de procédures d’appel contre l’élite. »[11] Slawomir Mrozek, Tango : pièce en 3 actes, adaptation française par Georges Lisowski, Claude Roy 1967, éd. Albin Michel, 1989, p. 224.[12] Henry Thoreau lui-même a manifesté contre la guerre contre Mexique en refusant de payer l’impôt (symbolique) : La désobéissance civile, 1997, Mille et une nuits,, p. 64. D’ailleurs Thoreau parle d’un devoir de désobéissance au lieu de désobéissance tout court qui donne un aspect républicain à sa théorie.[13]  Mes réflexions sur le masque ainsi que sur la domination se sont développées dans le cadre de la journée d’études sur le masque, Lille, ETHICS, Influenthics, sous la dir. de Malik Bozzo-Rey. Je remercie mes collègues, et plus particulièrement Malik Bozzo-Rey pour ses critiques et ses commentaires constructifs.