17e Rencontres Economiques d'Aix

Session 7 – Serons-nous encore des humains ?

Philippe LAMOUREUX, Directeur-Général Le LEEM ; Paul JORION Professeur Associé Université Catholique de Lille ; Agnès BUZYN, Ministre des Solidarités et de la Santé, France ; Guy VALLANCIEN Membre de l’Académie Nationale de Médecine

 

Quand un nouvel appareil ou une nouvelle technique sont inventés, ou qu’un progrès majeur est réalisé sur un appareil ou une technique existante, ce n’est qu’exceptionnellement que cet événement intervient dans un secteur où un comité d’éthique a été mis en place pour déterminer si une telle invention aura le droit d’être diffusée ou non. Du coup, dans le domaine civil, ce seront les entreprises dans leur ensemble, et dans le domaine militaire, l’armée, qui décideront de sa carrière.

Le consumérisme, la publicité, font que la réussite commerciale d’un nouveau produit ne reflète que très imparfaitement son utilité objective : les effets de mode et la capacité de l’objet d’être un marqueur de différenciation sociale, joueront un rôle important dans sa popularité ultérieure.

Si l’armée manifeste son intérêt pour le nouveau produit, la question de son caractère éthique ou non ne sera pas posée en public, quelle que soit sa dangerosité, car c’est l’intérêt national, dans une perspective défensive ou offensive, qui constituera le critère décisif de son adoption. Si chacun s’accorde à dire que l’« homme augmenté » est inévitablement problématique, le « soldat augmenté » ne le sera aux yeux d’aucun état-major de la planète.

L’histoire a démontré à suffisance qu’une fois adoptée dans le domaine militaire, une invention se diffusera à terme dans le reste de la société. Le détour par la défense permet donc à une innovation qui aurait été rejetée a priori comme contraire à l’éthique de devenir quand même accessible au grand nombre, même si c’est alors avec un délai considérable.

Autre détour possible pour une invention qui aurait soulevé des objections d’ordre éthique, l’amélioration par la sélection ou l’augmentation de nos animaux domestiques, qu’ils soient de compagnie, de loisir ou de boucherie. À la fin du XVIIIe siècle l’anthropologue allemand Johann Friedrich Blumenbach (1752 – 1840), à qui nous devons le terme de « caucasien » pour désigner les êtres humains de peau blanche, parlait du processus de civilisation comme s’identifiant à une auto-domestication de notre espèce. Les progrès techniques que nous faisons dans la domestication des espèces animales sont susceptibles, une fois le public familiarisé avec eux et une fois levées les objections d’ordre éthique, de se voir appliqués à nous-mêmes.

Reconnaîtrions-nous même une certaine efficacité réglementaire aux comités d’éthique, la globalisation est là cependant pour saper la portée des décisions prises par des comités purement nationaux. Ainsi un article intitulé « Les experts prédisent que la Chine mettra au point les premiers surhommes génétiquement améliorés » * s’ouvre par la phrase suivante : « La Chine est amenée à être le chef de file mondial dans l’amélioration génétique, étant donné que de nombreux pays occidentaux jugent cette science comme contraire à l’éthique et trop dangereuse à mettre en œuvre. » Si donc nous ne sommes pas prêts en Occident à adopter une technique génétique d’augmentation, les Chinois s’en chargeront, quitte pour nous de suivre ou non leur exemple.

On constate donc sur le long terme une absence de fait de tout filtrage d’ordre éthique à la diffusion d’un nouvel appareil ou d’une nouvelle technique, aussi fondées qu’aient pu être les objections émises lorsqu’ils sont apparus. Il y a donc une certaine inéluctabilité à la diffusion d’une invention si le monde peut lui trouver un usage quelconque, qui peut se limiter à être un mode individuel de parade.

Les fruits de ce laxisme sur le long terme, nous les connaissons : nous vivons dans un monde où se sont parallèlement développées, d’une part, les techniques qui permettront le développement transhumaniste d’un individu considérablement augmenté, voire même devenu immortel et, d’autre part, celles qui génèrent la disparition du genre humain en tant que tel, en épuisant les ressources, en déréglant le climat, en rendant toxique l’environnement, en ayant créé le risque d’une guerre chimique, biologique et/ou nucléaire généralisée et en ayant bâti des centrales nucléaires civiles dont une interruption dans la maintenance ou dans la gestion des déchets déboucherait sur une contamination cataclysmique.

Une course est donc engagée entre les deux points d’arrivée aujourd’hui de notre génie technologique : d’une part, en tant que source de vie éventuellement même éternelle, bien au-delà donc de ce qui apparaissait comme ses limites naturelles et, d’autre part, en tant que source de mort pour l’espèce tout entière, signifiant son extinction.

Alors que nous nous interrogeons sur la désirabilité ou non d’une évolution transhumaniste du genre humain, si nous ne devions pas parvenir à faire de l’éthique le cadre de nos prises de décision, le choix qui s’ouvrirait devant nous pourrait bien se limiter à celui entre l’extinction pure et simple et le posthumanisme d’un homme que le robot aura une fois pour toutes remplacé.

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* « Les experts prédisent que la Chine mettra au point les premiers surhommes génétiquement améliorés », Intelligence Artificielle et Transhumanisme, le 8 août 2016